Samedi 15 avril à 18 heures
Salle de l’Esplanade du Pic Saint-Loup – Beaulieu (34160)
Vous avez dit Nature ?
Les écosystèmes – Science et Philosophie
La 11e édition des Regards croisés de l’association A.R.B.R.E a réuni une soixante de personnes dans la salle de l’esplanade du Pic Saint-Loup à Beaulieu autour d’un thème qui est la continuation de ce qui avait été abordé l’an dernier : L’humanité face au déclin de la biodiversité.
Deux conférenciers, un philosophe, Pierre Plumerey, et un scientifique, Fabien Anthelme, ont abordé chacun dans leur discipline une approche de la Nature et des écosystèmes. Le public a pu ensuite prendre la parole pour des échanges directs avec les intervenants.
La soirée a débuté avec la présentation par deux élèves du cours préparatoire d’Isabelle Vaxelaire de l’école primaire de Beaulieu des travaux réalisés dans le cadre scolaire qui font suite à trois jours de sorties nature. Les deux fillettes sont assistées par Catherine Fels, en charge des relations avec les écoles, et par Yves Caraglio, le référent scientifique d’A.R.B.R.E.
Chaque fillette prend la parole pour présenter des dessins d’arbustes, de feuilles, de troncs et de racines. Les arbres peuvent avoir différentes formes en fonction de leur tronc, des branches, des feuilles et des écorces. Les troncs peuvent êtres courts et s’arrêter là où commencent les branches ou être très allongés et avoir des branches tout le long.
Lors de la deuxième sortie, les élèves ont pu observer différentes feuilles palmées, découpées, dentées, sous la forme d’aiguilles et distinguer les arbres à feuilles caduques qui perdent leurs feuilles en automne et en hiver, des arbres à feuilles persistantes qui conservent leurs feuilles.
Après cette introduction rafraîchissante, Pierre Plumerey prend la parole pour s’interroger sur le concept de « Nature ». La question posée indique pour le moins que l’idée de « nature » ne va plus de soi. Certains parlent même de « mort de la nature ». Cela peut se dire en trois sens : – les plus catastrophistes disent que la nature est en train de mourir tant elle subit les assauts destructeurs de notre société productiviste et consumériste. – notre monde est totalement artificialisé. Il n’y a plus rien de naturel. – la vieille idée de nature a fait son temps. Le concept est vide. D’autres concepts plus pertinents sont nécessaires comme ceux d’écologie, d’environnement, de développement durable. Tout le monde semble encore s’accorder pour dire que l’écologie s’occupe de la nature, sauf peut-être les écologues qui étudient des écosystèmes plutôt que la nature. Alors faut-il et peut-on encore recourir à cette notion ou idée ou concept ?
1 – La nature est-elle morte ?
1.1. Qu’entendons-nous par « nature » ?
1 – Pourquoi aimons-nous nous promener dans la nature ?
- Le mot nature vient de « nasci » en latin et signifie « naître ».Il désigne donc un état originel, premier, qui n’a pas été touché et qui est resté tel qu’il est apparu. Se promener dans la nature c’est avoir l’impression de retrouver cet état. Cela permet de se ressourcer, renaître. D’où aussi l’idée de préserver, protéger cette nature.
- Mais n’est-ce pas une illusion ? Qu’y a-t-il encore de naturel ? Voir aussi l’ambiguïté de l’idée de réserves naturelles. Se référer au concept de « wilderness ».
2 – « Ça pousse tout seul »
La nature est définie comme un principe de mouvement et de repos autonome. Le mot contient alors le sens du mot grec « phusis » et contient l’idée de croissance, de production, d’épanouissement, d’éclosion. La nature n’a pas besoin d’une intervention extérieure. Elle peut ainsi apparaître comme principe de vie. Deux idées apparaissent ici : – la nature est autonome – l’idée d’une inépuisable prodigalité. La nature est ressource.
3 – « La nature est bien faite » ; « la nature fait bien les choses »
Elle désigne l’ensemble de ce qui est (parfois synonyme de cosmos, univers, monde), ou la somme des êtres qui présentent un ordre et sont soumis à des lois. (Pythagore, Galilée…).
La modernité depuis le 16e siècle a un double héritage :
- La conception d’une nature ordonnée, la place privilégiée de l’homme dans l’ordre de la création.
- L’homme n’est pas un être comme les autres ; il a une origine surnaturelle dont il « tire le droit et la mission d’administrer la terre » (Descola,p.129) .
4 – « C’est dans ta nature »
La nature humaine. Le mot sert à défini ce qu’est un être.
L’homme défini comme être de raison et libre.
1.2. Tous ces éléments conduisent à définir ce que Descola résume dans le mot « naturalisme ». La nature est donc définie comme une réalité séparée dont l’homme dispose à son gré jusqu’à « se rende comme maitre et possesseur » (Descartes) Descola demande d’arrêter de voir les choses selon notre modèle mettant la culture et la société d’un côté et la nature et l’environnement de l’autre, « le point important, c’est l’idée d’une interdépendance ente nature et culture, entre humains et non-humains. »
1.3. Que valent encore les grandes distinctions par lesquelles nous nous distinguons de la nature ? – nature/culture – nature/technique, naturel/artificiel – nature/société – nature/histoire – nature humaine/ non-humain. Critique de M. Merleau-Ponty : « tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme ». Exemple l’expression de la colère par un japonais. Critique de Bruno Latour : tout est « nature/culture ». Ex. le climat qui comportent bien des explications physiques dites naturelles mais est aussi lié à l’activité humaine.
1.4. On peut continuer à parler de nature « en y voyant un ensemble de relations dans lesquels les hommes sont inclus, un enchevêtrement de processus ». ( Dans Penser et agir avec la nature, Catherine et Raphaël Larrère, p.11)
2 – L’écologie a-t-elle effacé la nature ?
2.1. Que recouvre le mot « écologie » ?
- Il y a l’écologie des écologues. Elle est alors une science.
- Il y a l’écologie des défenseurs de la nature. (cf définition partie 1)
- Il y a l’écologie des défenseurs de l’environnement avec des concepts d’aménagement, de gestion. En 1971, création d’un ministère de la nature et de l’environnement. Le mot nature disparaît très vite pour laisser place à l’environnement associée souvent à l’équipement. A partir de 2002, la question environnementale disparaît des attributions ministérielles au profit du concept de « développement durable ».
- Il y a l’écologie concrète qui désigne une manière de vivre et de consommer. Elle se développe dans des mouvements d’expérimentation sociale.
- Il y a l’écologie politique. Création de partis écologistes mais aussi de nombreux mouvements d’action comme le mouvement antinucléaire ou, aujourd’hui, les soulèvements de la terre.
2.2. Est-ce de la nature que s’occupe l’écologie scientifique ?
Qu’est-ce que l’écologie comme science ? En 1866, Ernest Haekel (1834-1919) : « la science des relations des organismes avec le monde environnant, auquel nous pouvons rattacher toutes les conditions d’existence au sens large. »
Les concepts de milieu, de vivant, de systèmes de relations sont des concepts de base de l’écologie. Importance centrale du concept d’écosystème.
L’écologie correspond à un nouveau paradigme i.e. un nouveau cadre, modèle d’explication et de connaissance du réel.
Edgar Morin le caractérise par le concept de « complexité ».
Conclusion : Ce n’est donc pas « la nature » qu’étudie l’écologie, cette notion ou idée est bien trop générale et ne manque pas d’ambiguïtés. D’ailleurs, l’expression « produits bio » se substitue peu à peu à celle de « produits naturels ».
2.3. L’écologie environnementale.
L’objectif est de définir un cadre de vie, un monde habitable et vivable.
On peut relever ici deux problèmes :
- Le mot environnement reste anthropocentrique ; l’homme au centre et face à ce qui l’entoure ;
- Cet environnement est à aménager pour répondre aux exigences humaines. Dans ce contexte apparaît un nouveau concept qui s’impose : le développement durable. Continuez à développer des politiques de croissance, de production et de consommation mais avec une meilleure connaissance des écosystèmes pour en assurer la permanence.
Conclusion
L’écologie de l’environnement, dans un contexte politico-économique de développement durable, reconduit les rapports que les hommes entretenaient avec la nature même si ce mot s’éclipse de plus en plus. Il y a ainsi deux attitudes qui ne sont que les deux faces d’une même réalité :
- Il y a un rapport de domination et de maîtrise. Tout s’ordonne autour de l’homme et ses exigences spécifiques. L’homme face à son environnement.
- Il y a un rapport de protection et de préservation. De maitre et possesseur de la nature nous sommes devenus maître et protecteur c’est-à-dire gestionnaire.
Ces deux attitudes ne sont pas antinomiques. Il peut s’agir de protéger et de préserver pour mieux exploiter avec une confiance totale dans la puissance techno-scientifique.
Mais la crise climatique ne révèle-t-elle pas les impasses d’une telle attitude ? De nouveaux concepts émergent aujourd’hui.
3 – Où pouvons-nous atterrir ?
3.1. L’anthropocène. – Ce concept répond à la question :
Quel est l’impact de l’activité humaine sur son environnement au sens large à l’échelle de la planète terre. Le terme a pris le sens actuel avec Paul Joseph Crutzen (1933-2021) ; il désigne l’entrée dans une nouvelle ère géologique dans laquelle l’activité humaine modifie l’environnement à l’échelle planétaire et met en danger la stabilité actuelle du « système terre ».
3.2. L’ère de l’anthropocène définit une nouvelle condition terrestre et nous pose 4 questions
- Avons-nous les moyens, les connaissances pour évaluer les risques ? Comment faire face aux incertitudes nouvelles ? Si la techno-science exerce une maîtrise, parvient-elle à maîtriser sa maîtrise ? Nous flottons dans l’incertitude sur ce que nous pouvons et sur ce qui advient. Les risques pris sont à quels prix ? Suffit-il d’inscrire un principe de précaution dans la constitution (en 2005) ?
- N’avons-nous pas à répondre de ce qui nous arrive ? Comment appliquer le principe de responsabilité formulé par le philosophe Hans Jonas (19031993) : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. »
- Comment éviter les « tyrannies bienveillantes » ?
- Que pouvons-nous faire ?
– Continuez à faire ce que nous faisons mais dans une perspective de développement durable. Quel sens donner au nouveau concept de « transition écologique » ?
– Fuir. Dénier la réalité des problèmes. Créer de nouvelles communautés humaines sur une autre planète ? Fabriquer une nouvelle espèce « d’être humain » qui s’adapte aux nouvelles conditions ?
– Atterrir sur terre et vivre en terrestre. Voir Bruno Latour (1947-2022) Nous avons encore le temps, malgré l’urgence, de devenir des terrestres.
3.3. Qu’est-ce que vivre en terrestre ?
Nous ne sommes ni « dans », ni « devant », ni « sur », ni « face » à la terre, la nature, le monde. Toutes ces prépositions contiennent l’idée d’un humain séparé, éloigné de ce qui n’est pas humain, la terre, les autres êtres vivants, alors qu’il appartient à la terre, à la nature, au monde qu’il habite. Les organismes font leur environnement. Et en faisant leur environnement ils se font eux-mêmes. Cf. l’exemple des termites et leur termitière. Nous sommes la terre (B. Latour), nous sommes la nature (B. Morizot), nous sommes le monde (Jean-Luc Nancy).
Conclusion avec Baptiste Morizot
« Nous héritons d’une manière de voir le monde (l’ontologie naturaliste) qui établit une distinction entre d’un côté, le monde humain et politique, et de l’autre, la nature, vue comme un ensemble inerte qui ne serait régi que par des rapports de force. Cette séparation bute désormais sur un problème : les sciences ont montré que le monde vivant est complexe et régi par une infinité de types de relations.
C’est tout l’espace des relations possibles entre nous et les autres vivants, le continent englouti qui sépare le monde moderne de la politique et celui de la « nature ». Son émergence repose sur un fait simple : nous avons besoin de l’action des autres vivants car ils façonnent l’habitabilité des milieux pour la vie. Nous en dépendons. La beauté du monde vivant, c’est que tout le monde vit glissé dans la vie des autres, et on ne sait jamais dans la vie de qui nous sommes glissés. Il y a donc là une possibilité politique passionnante : on ne peut pas choisir qui joue un rôle dans la chaîne des interdépendances, il faut composer des alliances avec tout le monde vivant. Libération 13 avril 2023.
Le deuxième intervenant va compléter cette première conférence par un point de vue scientifique. Fabien Anthelme est écologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) de Montpellier. Son intervention combine des notions générales d’écologie – à travers des figures majeures de cette discipline – et des exemples en partie tirés de son expérience de chercheur dans les Andes tropicales. Il centre son propos sur les interactions entre espèces végétales et animales avec leur environnement comme fondement d’un monde vivant en interactions.
1 – Introduction par l’exemple
Le Puya de Raimondi est une plante de la famille de l’ananas (Broméliacées). Parmi ses particularités, elles se développe sur l’altiplano andin, à plus de 4000 m d’altitude. Malgré le froid, elle pousse pendant plusieurs décennies puis forme, une seule fois dans sa vie, des inflorescences géantes pouvant atteindre plus de 10 mètres, avant de mourir. Ces inflorescences sont visitées par un colibri géant. Les activités humaines font que cette espèce est aujourd’hui en danger d’extinction.
C’est une espèce en danger d’extinction. L’homme fait-il partie de cet écosystème, de cette nature ?
2 – Alexander von Humboldt et la naissance de l’écologie
Lors de son voyage en Amérique latine au début du XVIIIème siècle, Humboldt visite des écosystèmes tropicaux riches en biodiversité et variés. En escaladant un volcan qui culmine à plus de 6000 m, le Chimborazo alors considéré comme le plus haut sommet de la planète, il observe le paysage qui s’offre à lui. Il réalise que les différents étages de végétation qui se succèdent à différentes altitudes sont liés aux variations du climat. Par exemple, les forêts de nuages sont remplacées à plus haute altitude par les forêts andines, qui laissent place à une végétation alpine localement appelée « paramo ». Il voit la nature comme un tout, ou le vivant et le non-vivant interagissent. C’est une introduction à l’écologie, une vision globale ou « holiste ».
3 – Frederic Clements et les communautés végétales (1916)
En 1916, soit plus de 100 ans après le voyage de Humboldt, Frédéric Clements observe au Nebraska des étage des végétation dans une région encore peu modelée par l’homme. Il décrit pour la première fois le concept de communauté végétale, soit des groupes d’espèces qui coexistent et interagissent pour créer de nouvelles conditions qui mènent à l’installation d’une autre communauté végétale. Le concept de succession végétale de Clements se base sur le fait que les plantes d’espèces différentes peuvent avoir des interactions positives entre elles : il s’agit de facilitation entre plantes, l’inversée de la compétition. Le concept de facilitation a été formalisé beaucoup plus tard, à la fin du vingtième siècle, notamment par Ragan Callaway qui montre que la facilitation est un moteur de la dynamique des écosystèmes. Parmi les exemples de plantes facilitatrices on trouve notamment les plantes en forme de coussin dans les régions alpines de haute altitude, puisqu’elles améliorent le micro-environnement pour l’installation d’autres plantes (températures plus élevées, plus de nutriments, plus d’humidité)
4 – Arthur Tansley et la définition d’écosystèmes (1935)
En se basant sur les travaux de Clements, il inclue les animaux dans le système : toutes les composantes de l’écosystème sont maintenant présentes (végétaux, animaux, autres organismes vivants, environnement physique). Tansley développe une idée novatrice à l’époque : les écosystèmes sont non seulement le résultat de la succession végétale mais ils sont aussi régis par des évènements perturbants extérieurs (feux, crues, tempêtes, etc.).
Ces dix dernières années, beaucoup d’études ont montré qu’un écosystème stable peut se transformer à la suite de perturbations créées par l’homme : il s’agit d’effets des changements globaux sur les écosystèmes. Parfois ces perturbations ont des effets irréversibles, on parle alors de transition catastrophique comme la dégradation des écosystèmes semi-arides surpâturées en Espagne. On ne revient pas à l’état ancien. Toutefois, les perturbations ont parfois des effets positifs sur la biodiversité. Par exemple, les feux en plaines africaines produisent des écosystèmes alternatifs fonctionnels et riches en biodiversité : c’est le cas de la savane. Des écosystèmes ont été façonnés par les dinosaures il y a plus de 65 millions d’années. Lorsque les dinosaures ont disparu, les gros fruits qu’ils mangeaient ont persisté.
Arthur Tansley considérait que l’homme fait partie de la nature.
Conclusion
On peut noter des interactions entre le philosophe et le scientifique. La philosophie se nourrit aussi de ce qui n’est pas d’elle.
Aujourd’hui on observe un dérèglement climatique. Qu’est-ce que ça veut dire ? Faut-il continuer à faire la distinction Nature/Culture ? Comment parler du climat ? On peut répondre par le concept de complexité.
Après quelques questions du public les échanges se poursuivent dans le cadre convivial du repas partagé avec ce chacun.e a apporté. La formule rencontre un certain succès qui permettra de la renouveler l’an prochain autour d’un nouveau thème.
La présidente de l’association A.R.B.R.E remercie les deux fillettes du cours préparatoire de l’école primaire de Beaulieu et les deux intervenants qui ont su capter l’attention d’un public curieux de mieux appréhender le concept de Nature.
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Régine Paris avec la relecture attentive des deux intervenants.